Petite histoire du Canigó
texte du gardien pour National Geographic
"Prendre de la hauteur"
Le village de Prades à la lisière de la frontière franco catalane peut s'enorgueillir de ses deux beffrois sur lesquels, tôt ou tard, notre regard s'élève. L'un transperce les toitures du vieux bourg en s'accolant en sentinelle au pied de l'église Saint Pierre. Surmonté d'un appendice en dentelle de fer forgé comme la tradition l'impose en Catalogne nord, il met en cage une cloche exposée à nue au vent septentrional que l'on nomme ici tramontane. Ainsi les sonorités des matines nous orientent vers ce qui symbolise la Catalogne, le minerai de fer qui fit vivre la région depuis la protohistoire jusqu'à la fin du XX° siècle et le vent du nord qui est ici dominant.
L'autre campanile son aîné est une montagne, campé au sud de la ville domine par sa stature imposante, c'est le Canigó (écriture Catalane, Canigou en Français). Le village est coincé entre la charnière qui relie la vaste étendue de la plaine du Roussillon que bordent la mer Méditerranée et le Canigó, montagne abrupte et isolée de tout autre sommet. La silhouette du massif fait penser à une caricature en V retourné, comme le représenterait un dessin d'enfant pour évoquer une montagne. D'un point de vue géomorphologie elle prend la posture d'un volcan, plutôt que celle du plissement hercynien dont elle est issue. D'ordinaire en Pyrénées les sommets se regroupent et se fondent en massifs assez denses peu détachés les uns des autres, ses regroupements de cimes sont séparés par de profondes vallées orientées nord sud. Ici le Canigó naît sans réelles transitions depuis la plaine pour s'élever par des flancs escarpés jusqu'à 2784 mètres.
Sa posture majestueuse a longtemps dérouté la population à tel point qu'on a cru que le Canigó était la cime culminant de la chaîne des Pyrénées et ce jusqu'aux géographes « modernes » qui rétablirent la situation en déclarant l'Aneto vainqueur à une cote 3404, soit quelque 600 mètres au-dessus. Cette géomorphologie particulière a modélisé dans la tête des montagnards un engouement touristique, fréquenté chaque année par trente mille personnes, il est devenu un rite de passage pour les Catalans qui veulent une fois dans leur vie gravir la cime. Le Canigó laisse donc aux autres cimes qu'une notoriété modeste même si le pic Carlit qui brille symboliquement avec ses 2921m comme le faîte des Pyrénées orientales est aussi bien représenté.
Au détour de certaines ruelles, le regard se porte dans l'embrasure ouverte vers le sud où ce phare nous tutoie avec sa toiture hivernale en pointe blanche qui luit au soleil du midi. L'hiver, la cime prend en ce temps-là l'allure d'une belle meringue suspendue comme achalandée par un désir de Damoclès à nos prétentieuses envies.
De m'y aventurer c'est de l'ordre du désir s'amplifiant dans le temps, mais un jour à l'impromptu, je trouve un compagnon et partage ce moment d'amitié, David l'habituel des « hauteurs » m'accompagnera cette fois-ci. Il faut alors prendre congé du labyrinthe des rues anthropisées des villages et s'enfoncer sur le fil d'un chemin fendant une nature pleine de naturalité; le citadin s'effeuille progressivement en homme des bois. Le silence n'est plus que la réponse au corps abasourdi par le changement. Le cœur sous l'effort se rythme en caisse basse, sa résonance caverneuse se joue jusque dans le crâne. Les fleurs printanières font place au tapis de neige, le souffle se fait court, les résineux remplacent les feuillus. La montée au refuge a toujours été une étape de transition entre deux mondes, nous voilà au refuge des Cortalets à 2150 mètres d'altitudes. Encore dans le lit je regarde au travers de la fenêtre de ma chambre le soleil sortir de la mer Méditerranée, sa lumière réfractée par l'eau échappe parfois un rayon vert signe mythologique du passage d'entre les morts et les vivants. À la pointe du croissant sableux que forme le Golfe du Lion je distingue toutes les 5 secondes l'éclat du phare du Mont Saint Clair de Sète, jumeau des Cortalets. Sa construction date de 1899, un an après celle du refuge, 150 kilomètres à vol d'oiseau les séparent, l'un sauve les marins, l'autre les alpinistes. Quelle belle idée que celle du président du Club Alpin Français qui le 1er juillet 1896 dans le journal L'indépendant écrivait :
« Le chalet Hôtel, s'il est établi au-dessus du col des Cortalets, sera dans une situation unique en Europe, car on pourra admirer à l'aise la mer Méditerranée sans avoir la vue gênée par des chaînes secondaires …Mais aussi les ours qui étaient autrefois nombreux sur la montagne, le touriste pouvant encore espérer faire connaissance avec ces respectables plantigrades »
Regardant depuis le restaurant la crête du Canigó, la lune sort paisiblement portée sur le balancier des astres. Avant de descendre elle semble se fondre dans un névé, le blanc se marie au blanc, neige et lune, marbre du lait dans mon café, je profite en toute quiétude; le temps file on se prépare à poursuivre vers la cime bien décidé à affronter les éléments.
L'hiver est lisse, la trace directe, il n'y a d'obstacle que quelques arbres - lacs, cailloux, rhododendrons, sentiers ne sont plus qu'un souvenir dans la mémoire d'un été passé, tout est enfoui par ce matelas de neige qui absorbe jusqu'à mettre en sourdine les moindres bruits.
Nous sommes deux alpinistes dans l'antichambre du cirque du Barbet-Canigo, un mur rocheux nous domine, je me sent écrasé… comme remis à ma place dans la prétention mégalomane des hommes.
L'issue se trouve à droite en remontant un étroit couloir, celui de la brèche Durier, corridor entouré de hautes murailles taillé par un petit coup de lame imaginaire fendant en deux les montagnes du Barbet et du Canigó. Nos crampons ajustés aux chaussures s'enfoncent de quelques centimètres dans la neige. Retenus dans le vide par ces quelques bouts d'acier, la corde nous reliant d'un cordon ombilical a la vocation de nous rassurer plus que de nous retenir d'une chute, il y a ce regard complice entre nous et ça fonctionne. La sortie du couloir est une porte ouverte sur l'adret, le soleil et le refuge de Mariailles que l'on imagine plus bas à la frontière des vertes prairies, dernier virage à droite et l'on remonte sans corde la "cheminée du Canigo" elle n'est qu'une petite étole d'albâtre presque verticale broché à son fait par La Croix du pic. L'été elle fait trembler lors de veillée les nombreux randonneurs qui se l'imaginent comme un précipice et qui sur place la montent sans trop sourciller… La neige est glacée luisante sous le soleil printanier. la croix couverte de givre a le pied enseveli dans la neige, David me fait la bise heureux. Vers l'Est un drap de roche pendu par un fil imaginaire entre le Canigó et le Quazemi tutoie le vide, son faîte est saupoudré de gendarmes en équilibres. Cette arête gravie en 1908 par Jean Escarra scelle la naissance de l'alpinisme dans les Pyrénées-Orientales. Comme souvent les projets grandioses prennent naissance dans de petits endroits où un acte fondateur les ancre, plus tard en tant que président du Club Alpin Français il favorise les expéditions en Himalaya, jusqu'à entendre la clameur de la France qui en 1950 fêta la victoire sur un huit mille mètre vaincu pour la première fois dans le monde: l'Annapurna, Alors poser le pied ici, c'est un peu rentrer dans l'histoire… "Tu t'endors ou quoi ? » semble dire une bise glaciale qui nous sort de la torpeur…Il est temps de descendre par l'arête de la Perdrix, les pieds dans la neige nous portons nos regards sur les vergers fleuris des plaines qui sont inondés de lumières et rayonnent d'un patchwork rose et blanc, la chaleur lointaine semble nous embaumer l'âme. l'arête perd en degré et se meurt plus bas au pic Joffre entre neige et verdure, Hommage au maréchal qui de son village de Rivesaltes, à porté de canon du sommet laissa les vignes de ses aïeux pour embrasser une carrière militaire, au même titre que la montagne d'en face se trouve le Pic Pétain qui rendait hommage à l'honneur déchu de la France et à la collaboration nazie… La descente se poursuit par les sentes qui servirent à transporter les minerais jusqu'en plaine, nos sacs de dix kilos font pâles figures à côté des 44kg portés par les mineurs, eux qui cherchaient le moindre effort pour vivre pendant que nous ne cherchons l'effort pour nous sentir vivant dans ce monde aux muscles absent ne se mouvant plus qu'à l'énergie du pétrole, à chacun sa peine, à chaque génération son histoire. En plaine repu nous retrouvons la bière au zinc du Central, le sourire béa; la mousse aux lèvres en dit long sur l'incapacité à réintégrer le sol que nous avons quitté la veille. Le bar ferme, il est temps de rejoindre la nuit elle aboutira lundi matin dans la fourmilière des hommes qu'un vendredi libérateur portera vers d'autres aventures.
Thomas Dulac,
Né dans le sud de la France, il s'ennuie à l'école jusqu'au jour où il tombe sur le livre de « premier de cordée » de Roger Frison Roche, il nourrit alors le secret espoir de devenir guide. Son vœu se réalise et à la naissance de sa fille il quitte le franchissement des crevasses pour le confort de gardien de refuge.